Entretien: Tourisme créatif et retour à l’essence du voyage

Ce concept, théorisé au début des années 2000 par les professeurs Greg Richards et Crispin Raymond, annonçait déjà un changement de paradigme au sein de l’industrie touristique … ou comment l’infiniment humain allait perturber le modèle imposant et imposé par le tourisme de masse.
Défini comme un “Tourisme qui offre aux visiteurs l’opportunité de développer leur potentiel créatif en participant activement à des expériences didactiques, caractéristiques de leur lieu de séjour», le tourisme créatif ne faisait alors référence qu’à un public minoritaire, héritiers du Grand Tour, artistes-en-herbe romantiques, qui associaient voyages et pratique artistique.

Cette approche était pourtant visionnaire en cela que les changements sociétaux de ces deux dernières décennies, ont conduit les individus, et par extension les touristes, à devenir des voyageurs expérimentés, prossumers, en quête de valeurs humaines et d’expériences authentiques.

Le premier programme de tourisme créatif à échelle d’une ville a été créé à Barcelone en 2005, par Caroline Couret, qui percevant le potentiel de ce type de tourisme, tant en termes de demande, comme de levier de développement durable, a fondé, en 2010, le Creative Tourism Network®, réseau mondial réunissant des destinations de tous types, labellisées CreativeFriendly, faisant de la créativité, l’authenticité et les valeurs humaines, les moteurs d’un tourisme vertueux et innovant. C’est ainsi que des destinations aussi diverses que des villages de Catalogne, des mégalopoles comme Medellin (Colombie) ou Jinju (Corée du Sud), ou Recife (Brésil) ou encore des territoires insulaires comme les Iles de la Madeleine (Québec), travaillent en réseau afin non seulement, d’échanger de bonnes pratiques, mais également de se positionner au sein de ce marché en plein essor.

Le tourisme créatif – également connu comme « tourisme orange » – s’est pourtant développé à des rythmes différents en divers points du globe. L’Amérique Latine en a fait le moteur de l’économie créative, et plus particulièrement la Colombie, qui possède de fait, un Ministère de ce nom. De même que l’Indonésie, dont le Ministère du Tourisme et de l’Économie Créative s’est vu décerner le Trophée de la Meilleure Destination Créative Mondiale, par les Creative Tourism Awards.

                                       

Le Tourisme créatif est-il un nouveau couteau Suisse pour le tourisme post-covid?“… en France? 

C’est ce que suggère Caroline Couret, fondatrice du Creative Tourism Network®.

Elle nous livre plus de détails concernant ce type de tourisme et les opportunités qu’il offre dans l’optique de stratégies de relance.

 

 


 

 

  • Avant d’entrer dans le vif du sujet, peut-être qu’un premier cadrage sur le concept de tourisme créatif serait nécessaire.

En effet. Il s’agit d’une forme de tourisme qui permet au voyageur – nous comprendrons que le choix du terme n’est pas anodin – de découvrir mais aussi de comprendre la culture locale d’un lieu, en participant activement à des activités créatives, liées à son patrimoine immatériel et plus généralement son identité, son ADN.
On peut ainsi s’initier à la musique Gnawa à Essaouira, apprendre à faire des châteaux de sable aux îles de la Madeleine ou des sculptures sur neige à Saint-Jean-Port-Joli (Québec), des cosmétiques à partir de roses ou du yaourt bulgare à Gabrovo (Bulgarie), répéter les chorégraphies du carnaval tout au long de l’année à Récife (Brésil), fabriquer son chapeau “Panamá” en Équateur, parmi tant d’autres exemples hauts en couleurs!
Outre l’expérience en soi, c’est également la valeur ajoutée qu’elle apporte au territoire, qui est importante. De fait les destinations considèrent le tourisme créatif comme un levier de développement territorial permettant notamment de favoriser le tourisme hors-saison, sur des durées plus longues, de diversifier l’offre et donc la demande, redynamiser leur image, favoriser la cohésion sociale, la résilience, ou tout simplement, créer une économie touristique basée sur la créativité.

 

 

  • Qu’en est-il du tourisme créatif en France ?

Il y a bien sûr des initiatives individuelles réparties sur l’ensemble du territoire, mais si l’on parle de destinations, j’oserais dire que la France était un peu sous représentée, en comparaison avec d’autres pays, et surtout, au vu du potentiel qu’elle possède pour se positionner su sein de ce marché mondial. Toutefois la pandémie semble avoir accéléré le changement de paradigme du secteur touristique et de fait, de nouvelles destinations et territoires rejoindront prochainement le Creative Tourism Network®. J’ai hâte ! Car si le fait de travailler avec des destinations à travers le monde, est très enrichissant humainement, en tant que française, c’est un vrai bonheur de faire connaître la richesse culturelle de notre pays, ses artistes, ses artisans, son d’art de vivre !

 

  • Comment l’expliquer cette « sous-représentation » ?

Cela s’explique peut-être par le fait que d’autres destinations, qui n’avaient pas les mêmes atouts que la France en termes d’attractivité, ont dû se réinventer il y a pas mal de temps déjà, et ont perçu dans le tourisme créatif, une opportunité de se différencier tout en utilisant, créativement, leurs traditions et savoir-faire. Il serait alors légitime qu’il trouvât en France, un terrain fertile, alimenté par les spécificités culturelles locales. Si le patrimoine culturel et les ressources naturelles de la France en ont fait une destination phare à l’échelle mondiale, ses territoires et savoir-faire peuvent devenir ses nouvelles valeurs différentielles, au sein de la nouvelle ère du tourisme. La crise liée à la pandémie est en train de marquer un point d’inflexion, en séduisant notamment un tourisme de proximité en quêtes d’escapades hors saison, plus proches des terroirs.

 

  •  Précisément, qu’en a-t’il été du tourisme créatif, dans un contexte pandémique ?

Je dirais qu’il s’est imposé comme le « couteau suisse » du tourisme, En effet, alors que d’autres segments touristiques ont dû mettre leur activité entre parenthèses, le tourisme créatif a, de par ses spécificités, été perçu comme une solution, pour séduire un tourisme de proximité, en quête d’expériences dépaysantes à partager avec sa « bulle sociale ». Étant conçu pour des groupes réduits, les protocoles sanitaires n’ont pas affecté la rentabilité des expériences proposées, respectant par ailleurs les mesures de prévention. Cela a permis à pratiquement toutes les destinations-membres du Creative Tourism Network®, de maintenir une certaine activité touristique, en offrant en outre, aux artisans, la possibilité de générer des revenus, autres que ceux liés à la vente de souvenirs. Il est de plus assimilé à ce tourisme « régénérateur », auquel l’on a attribué des vertus essentielles en ces temps de confinement !

 

  •  Et de façon générale, quels sont les atouts du tourisme créatif ?

Tout d’abord, le fait qu’il ne produise pas d’externalités négatives, mais permette au contraire de les convertir en atouts. Je pense par exemple à la saisonnalité. De nombreuses destinations « matures » et monographiques, centrées sur le tourisme balnéaire ou le ski, comme ce fût particulièrement visible cette année, trouvent dans le tourisme créatif une alternative en développant un tourisme hors saison, qui naît de façon presque « organique » en repensant créativement les ressources intangibles existantes. Cela permet en outre, de créer un écosystème en incorporant des acteurs locaux issus de secteurs autres que le secteur touristique, tels que l’artisanat, culture, industries créatives, agriculture, etc, de les former, et leur offrir l’opportunité d’équilibrer leur activité professionnelle sur l’ensemble de l’année. Nous sommes donc dans une logique d’économie circulaire qui agit positivement au niveau de la formation, la cohésion sociale, la résilience, la gouvernance, pour ne citer que ceux-là. … Grâce à cela, il est possible de mettre en œuvre des projets sur un laps de temps très court, et avec un petit budget.

 

  • Des exemples ?

Toutes les destinations de notre réseau ont, pour des raisons différentes, opté pour un modèle de ce type afin de réinventer leur tourisme et le rendre plus vertueux. Les Îles de la Madeleine au Québec, en sont un excellent exemple. La co-création d’expériences avec les artistes, artisans acteurs culturels et agriculteurs locaux a généré de nouveaux motifs de séjours permettant d’attirer sur du hors saison, de nouveaux profils de voyageurs : singles, seniors, knitters, makers, team building, etc. En participant à des ateliers de verre soufflé, de photographie, de cuisine au homard, de musique acadienne ou de … châteaux de sable, ces voyageurs dans l’âme, vivent une immersion au cœur de cette culture insulaire, tellement unique et attachante. Une offre « on-ne-peut-plus » Km0 ! Les exemples, déclinés sur toutes les destinations, et tous les continents, sont infinis.

 

  • Parlons de la mise en place de projets. Comment se fait-elle ?

Il n’existe pas un modèle unique, l’objectif étant précisément de développer chaque projet de la façon la plus organique possible afin que cette « matière vivante », c’est-à-dire ces traditions, ces savoir-faire, et ces personnalités, soient mis en valeurs, et les externalités négatives, soient utilisées comme des leviers positifs. Aussi, depuis le CreativeTourismNetwork® nous priorisons les valeurs et compétences humaines, à l’heure de mettre en œuvre un programme au sein d’une destination. Bien que ces programmes soient impulsés par une entité publique (gouvernement local, office de tourisme, département de culture), il est essentiel qu’ils réunissent, dès la phase initiale, tous les secteurs de la population. Ce sont ce modèle bottom-up, cette représentativité et ces relations interpersonnelles, qui forgeront l’identité et l’exceptionnalité du projet et en feront l’élément différentiel, apprécié des touristes. Et puis, le tourisme créatif doit aussi bien sûr se comprendre comme une façon créative de gérer le tourisme, et en ce sens, la créativité est alimentée par cette richesse humaine. En ce sens, nous nous assumons comme « la pièce manquante du puzzle » !

 

  • C’est-à-dire ?

Nous sommes dans une approche d’économie circulaire, au sein de laquelle notre rôle est de créer de la valeur et des synergies entre les acteurs locaux en favorisant la co-création entre différents secteurs et projets. La ville marocaine d’Essaouira par exemple, possède tous les atouts, et depuis toujours! Des valeurs humaines, une richesse architecturale, un accueil chaleureux, des savoir-faire, des évènements culturels, et des reconnaissances prestigieuses de l’UNESCO, l’OMT, et bien d’autres. L’accompagnement du Creative Tourism Network® et la labélisation CreativeFriendlyDestination consiste en une mise en tourisme de ces valeurs, tout en garantissant un écosystème.

 

  • Concrètement, comment « gérer » une communauté si diverse et qui plus est, pour l’intégrer à ce que l’on considère encore comme l’industrie du tourisme ?

Avec empathie et passion pour l’Humain ! Un retour à l’essence du voyage, la rencontre avec l’Autre. Notre vision du tourisme a toujours été guidée par cela et c’est une excellente nouvelle – enfin une ! – de constater que la crise actuelle favorise un retour sur ces valeurs. Concrètement, nous aidons les destinations, via leurs administrations, à identifier les parties prenantes locales qui pourraient être au cœur de ces expériences. Cela passe par un décloisonnement des secteurs de l’art, du tourisme, de la culture, l’agriculture, entre autres, qui est à la base de l’économie créative. Notre défi est de travailler avec eux, en respectant leurs spécificités professionnelles, mais également personnelles, via des formations et séances de travail personnalisées, de leur permettre de créer une offre unique d’expériences qui reflète l’ADN de la destination, soit promue par les communautés locales elles-mêmes, et contribue à créer un écosystème pour le territoire.

 

  • Une fois créés, ces programmes ne restent-ils pas « en marge » de l’industrie touristique ?

Cela pourrait, mais c’est là tout l’enjeu que le CreativeTourismNetwork® s’est fixé. C’est-à-dire, commercialiser à une dimension « globale », des expériences qui respectent les traditions locales, sans tomber dans la folklorisation, et sans dénaturer les relations visiteur-visité. En tant qu’organisation à but non lucratif, nous sommes à même de jouer ce rôle de médiateur et de faire en sorte qu’à chaque maillon de la chaîne de valeur, le rôle de chacun soit non seulement respecté, mais également optimisé. En effet, il ne s’agit pas de demander à un artisan de devenir agent de voyage, mais plutôt de le former et l’accompagner, afin qu’il puisse offrir en B2C ou B2B, une expérience créative qui, à la fois réponde aux nouvelles demandes du marché et respecte, on pourrait presque dire, son rythme biologique. Cela ouvre un champ infini d’opportunités pour les tour-opérateurs et agences de voyages, qui peuvent composer avec des profils de touristes des plus divers, et des « faiseurs de rêves » locaux, hauts en couleur ! Leur survie – tellement pointée du doigt dernièrement – repose sur cette capacité à se réinventer, à créer de nouvelles narratives ! L’artiste, l’artisan, conservera quant à lui son indépendance, entre création artistique et activité « touristique ».

 

  • Quel est le futur – proche ou plus éloigné – du tourisme créatif ?

Ce dont on est sûr désormais, c’est qu’il est difficile de se projeter dans quelque futur que ce soit. Toutefois, de part son modèle d’économie circulaire, le tourisme créatif est garant de durabilité. En faisant de la créativité sa principale ressource, on sait que celle-ci ne peut être que renforcée. Par ailleurs, la demande n’est pas le fait d’un phénomène de mode, mais plutôt le reflet d’un changement sociétal, un intérêt croissant pour les valeurs humaines, l’immatériel. Cela laisse augurer une nouvelle ère du tourisme axée sur ces critères.

 

  • Et en ce qui concerne vos projets ? Et la France ?

De la même façon que la crise a accéléré cette prise de conscience, notre réseau est en train de se développer tant en ce qui concerne le nombre et profil de destinations qui adhèrent à ce nouveau modèle, que par la diversité des projets que nous développons, dans le cadre des Objectifs de Développement Durable de l’Agenda 2030 des Nations Unies.
En ce qui concerne la France, nous intervenons au niveau de la formation au sein d’Universités, Écoles de Commerce et formations continues – ce qui permet de préparer les futures générations de professionnels du tourisme, et nous travaillons également avec les destinations – de tous types – qui perçoivent l’enjeu de réinventer leur tourisme et se positionner à l’international de façon efficiente et peu onéreuse.

 

www.creativetourismnetwork.org

 

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